01. Marie-Christine Montel (Inra Aurillac) : présentation générale et enjeux.
Marie-Christine Montel
« Faire preuve de plus de discernement »
Microbiologiste à l’Inra d’Aurillac, Marie-Christine Montel décrypte les effets de la baisse de la biomasse dans les fromages.
Comment a évolué, ces dernières décennies, la biodiversité dans les fromages ?
MCM : En termes de quantité, il y a une baisse indéniable de la biomasse. Aujourd’hui, 50% des laits de ferme se situent entre 5 000 et 10 000 germes totaux par ml (données issues du programme Floracq). Seuls 3% atteignent le chiffre de 100 000. Dans les années 90, on était encore à 50 000 germes totaux. Il y a 50 ans, on devait être à 200 000 germes.
Et en termes de diversité ?
MCM : Il est plus difficile de répondre : les méthodes phénotypiques que l’on utilisait avant la loi Godefroy (1969) nous donnent beaucoup moins de précision que les méthodes génomiques actuelles qui nous permettent de mettre un nom sur chaque genre, espèce, souche…, présentes dans le milieu analysé. On ne peut donc pas comparer les résultats.
Quelques repères tout de même ?
MCM : Dans un seul lait cru, on peut détecter jusqu’à 40 espèces différentes. La bibliographie scientifique nous apprend qu’il en existe au total environ 300 : 65 bactéries lactiques, une centaine de bactéries d’affinage, une centaine de bactéries à gram négatif…
Quelles sont les incidences concrètes de cette baisse de la biomasse ?
MCM : Les bactéries lactiques sont quantitativement peu présentes et même désormais sous-dominantes. Les pratiques de refroidissement ont en effet tendance à favoriser les bactéries à gram négatif (Pseudomonas, entérobactéries notamment), à augmenter leur proportion. Ce qui peut entrainer, soulignons-le au passage, des défauts de couleurs et de goût.
Nous sommes aujourd’hui à moins de 1 000 bactéries lactiques par ml en lait de vache (les chiffres sont un peu supérieurs en lait de chèvre, et surtout en lait de brebis). Or, pour lancer le processus d’acidification, il faut une biomasse de bactéries lactiques plus importante.
Les fromagers n’ont donc d’autre choix que de réenrichir les laits en bactéries lactiques : soit en réensemençant avec des ferments du commerce (mais en perdant forcément en typicité), soit en utilisant des techniques traditionnelles, telles que la culture de ferments sur lait ou sur lactosérum, la prématuration froide, ou encore l’utilisation de matériaux traditionnels, comme la gerle en bois, qui contribuent à la richesse de l’écosystème. Ces méthodes traditionnelles peuvent permettre de réamplifier la biodiversité initiale.
Que reste-t-il de cette biodiversité dans les fromages ?
MCM : On retrouve dans la pâte à peu près toutes les espèces de bactéries lactiques qui étaient présentes dans le lait, mais avec des équilibres différents. Les bactéries qui ne sont pas gênées par l’acidification rapide du milieu ou l’absence d’oxygène prospèrent : les Lactobacillus, les lactocoques sauvages, les Leuconostoc… se développement facilement, même si elles étaient en faible quantité, jusqu’à devenir dominantes. Elles ont l’avantage de dégrader les acides aminés et de produire ainsi des composés aromatiques. D’autres espèces de bactéries, en revanche, ne s’expriment plus. Et on ne garde qu’un tiers des bactéries d’affinage.
Quels sont les leviers à actionner pour préserver ou renforcer la biodiversité dans les fromages ?
MCM : Au niveau des élevages, il faut une pratique plus raisonnée de l’hygiène, agir avec plus de discernement pour préserver les microorganismes utiles. C’est l’ambition du programme Floracq. Pour cela, Il faut mettre en œuvre un ensemble cohérent de pratiques qui vont contribuer à la qualité du lait et qui s’adaptent aux caractéristiques de chaque exploitation (les animaux sortent-ils ? comment sont-ils nourris ?…).
Où sont les réservoirs de micro-organismes ?
MCM : Les bactéries lactiques proviennent plutôt des fourrages, des litières, de l’air… De manière générale, la diversité est plus importante lorsque les animaux sont nourris à l’herbe plutôt qu’au foin. Quant aux trayons, ce sont plutôt des réservoirs de bactéries d’affinage.
Comment agir au niveau des ateliers de fabrication ?
MCM : L’ensemencement doit être raisonné et raisonnable : ne pas descendre trop vite le pH, ne pas mettre des doses trop importantes de ferments, trouver la bonne cohabitation entre ferments exogènes et flore endogène. Un bon fromager ressent cela, sait s’adapter…
Est-il trop tard pour agir au niveau des caves d’affinage ?
MCM : Pas nécessairement, tout n’est pas encore joué à ce stade : dans une étude réalisée il y a quelques années en collaboration avec le pôle fromager Massif Central, un producteur fermier a fabriqué des fromages en blanc qui ont été affinés chez quatre affineurs différents. On a obtenu quatre saint-nectaire assez différents. Sur ce type de fromage, les soins en caves, les saumures utilisées, le rythme des lavages ont été décisifs… Un bon affineur peut rééquilibrer un fromage.
Faut-il vraiment défendre cette biodiversité ?
MCM : Nous avons tout intérêt à la préserver si nous voulons nous donner la chance d’avoir toujours des produits d’exception, équilibrés et complexes, si nous voulons éviter de niveler les valeurs. Et si nous ne faisons pas vivre cette biodiversité, le gisement va finir par s’épuiser…